Amour, gloi...

 

 

– Bon, alors, mon gars, tu t’bouges ou quoi ?

Jimmy soupira. A l’écoute de ces simples mots, les souvenirs remontaient en lui. La dernière fois qu’il les avait entendus, Manchebras était là pour le guider… aujourd’hui ce n’était plus le cas.

– Hé ho, faut ptêt que j’t’aide à dégager la voie ?

Après la résolution des meurtres au Tambour Rafistolé, il avait pris l’habitude de venir sur le port une à deux fois par semaines. Parfois accompagné de Gaspode, d’autre fois seul. Le chien était devenu un grand ami, à tel point qu’il arrivait parfois à Jimmy d’oublier son odeur pestilentielle et ses mauvaises manières. Mais un chien, fût-il parlant, restait un chien, et Jimmy avait besoin d’un ami qui avait d’autre sujet de conversation que les dernières variétés de croquettes et le pelage sublime de cette petite pékinoise de la rue du Fromage Coulant.

– Bon, alors, c’que j’te disais, moi, c’est qu’cette femelle, t’vois, j’te dis pas l’effet qu’elle m’fait quand elle dandine ses p’tites pattes arrières, t’vois, et…

Jimmy roula des yeux et s’extirpa non sans mal de la route des portefaix.

Gaspode, s’il te plaît, t’as pas d’autres sujets de conversation ?

Ooooh, pardon ! Si mônsieur Jimmy trouve que ma compagnie est ennuyeuse, mônsieur Jimmy n’a qu’à retourner à la taverne… oooooh, un os ! Tout mâchouillé en plus, comme j’les aime !

Gaspode s’arrêta soudain, occupé par un morceau de carcasse qui venait de s’échapper d’une charrette. Jimmy secoua la tête et continua seul son chemin sur les quais.

Il ne savait pas pourquoi le port d’Ankh-Morpork lui plaisait tant. Ce n’était qu’une série de docks miteux qui empuantissaient l’atmosphère de leurs miasmes. Ici, foin de majestueux trois-mâts aux voiles frémissant dans la brise, foin de splendides navires de guerre dont le pavillon battait avec fierté ou de croisières tranquilles aux touristes innombrables. Les seuls bateaux qui parvenaient à se frayer un passage dans la purée de pois[1] de l’Ankh étaient de robustes et solides barges[2] pourvues de rames (en acier inoxydable) sans aucun agrément ni fioriture. Malgré tout, Jimmy aimait l’ambiance enfiévrée du port. Les relents d’épices lointaines, le melting-pot des races et des couleurs, les insultes grasses des portefaix… tout cela lui rappelait un peu l’Amérique qu’il avait connue, autrefois. Il y avait si longtemps.

– AH MAIS ! NE ME TOUCHEZ PAS, ESPECE DE GROS TAS DE GRAISSE !

Snockman sursauta. Devant lui une jeune fille se débattait, aux prises avec un bibendum au rire gras qui tentait de l’embrasser. Son sang ne fit qu’un tour.

– Hé … allons, laisses-toi faire… j’les connais, les donzelles dans ton genre… les femmes de petite vertu !

– Je ne suis pas ce que vous croyez !

La jeune fille – qui, après un examen plus approfondi se révélait très jolie au goût de Jimmy – vraiment très jolie – roula ses yeux de droite et de gauche, cherchant en vain une aide dans la foule blasée. Le bonhomme lui tenait le bras avec fermeté, l’empêchant de fuir. Tel un galant chevalier au cœur brave, Jimmy s’élança à son secours. Plus il s’approchait, mieux il voyait les bras monstrueux du type. Une partie de son esprit lui disait qu’il était complètement insensé de sa part de s’opposer à un tel monstre, une autre, celle qui se développait depuis son arrivée sur le Disque-Monde, qu’il était de son devoir d’intervenir et de sauver cette charmante, voyons, cette merveilleuse demoiselle.

Arrivé à proximité des deux personnes et toujours concentré sur son combat interne, une question vint à l’esprit de Jimmy, comment ? Oui, comment allait-il battre à plate couture ce mastodonte ?

Il venait de mettre de coté l’idée du sabre laser ou même du plus classique pistolet quand il se prit les pieds dans un cordage traînant par terre. Le jeune homme partit en vol plané et percuta de plein fouet celui qu’il s’était désigné comme son adversaire. Le bonhomme, surpris par le coup qu’il reçut en plein dans les côtes, lâcha sa victime et s’effondra sur le sol. Sa tête heurta avec force le pavé et l’envoya vagabonder sur des terres lointaines couvertes de pommiers.

Jimmy se releva à moitié sonné, regarda le bibendum hors d’état de nuire et vit la jeune femme assise sur ses fesses. Il épousseta ses épaules, comme il se souvenait l’avoir vu faire dans de nombreux films et tendit sa main pour aider la demoiselle à se relever.

– Vous allez bien ? lui demanda-t-il.

– Oui, merci. Grâce à vous. C’était une méthode de combat très originale.

– Oh ! Oui, ce sont des moines Shaolin qui me l’ont apprise. Une méthode très ancestrale… et très efficace, dit le jeune homme en se frottant le crâne.

– Je m’appelle Clara, et vous ?

– Euh… Jimmy… euh… Jim Snockman. Mais euh... mes amis m’appellent Jimmy, bafouilla-t-il en rougissant.

– Jimmy ? C’est charmant comme nom. Je ne le connaissais pas, enchaîna la jeune femme, provocant un rougissement encore plus prononcé et des bouffées de chaleurs au pauvre Jimmy. Si jamais je peux vous rendre service, je vous dois bien ça. Je suis couturière, si ça vous intéresse.

– Euh… couturière ? articula le jeune homme, en se remémorant les explications grivoises de Manchebras concernant les couturières sans épingles ni nourrices.

– Oui, une vraie. Pas comme celles qui travaillent chez Madame Paluche. J’ai une aiguille et du fil à coudre, moi.

– Oh, oui.

– Bon, eh bien... Au revoir ! acheva-t-elle avec un sourire.

Sur ce, Clara partit pour une destination connue d’elle seule, laissant Jimmy sur un petit nuage. Un mot peu délicat de la part d’un docker à son égard le ramena à la réalité. Il avisa Gaspode, toujours aux prises avec sa carcasse, qui se révélait plus coriace qu’elle n’en avait l’air. La transition était certes un peu brutale. Le bâtard, une patte en l’air et la tête à moitié rentrée dans le morceau de viande, ressemblait autant à l’ange qui venait de partir que l’Ankh à un petit torrent de montagne. Jimmy secoua la tête et alla rejoindre son ami. Le rêve venait de s’achever.

 

*

 

 

Depuis la rencontre de la matinée, Jimmy se sentait différent des autres jours. Tout ce qu’il faisait, il le faisait avec un entrain inhabituel. Hibiscus lui-même s’était aperçu d’un changement dans son comportement, surtout quand le jeune homme commença à récurer le comptoir avec du frottis[3]. En voyant cela, le tavernier lui donna son après-midi.

Se retrouvant sans activité particulière, Jimmy prit pour la deuxième fois de la journée la direction du port. Cette fois, ce n’était plus une triste nostalgie qui le guidait mais l’espoir de revoir la belle Clara. Il se faufilait à grande allure dans la foule, recherchant la jeune femme. Il l’aperçut lors de son troisième passage : elle sortait d’un bâtiment, des travaux de couture dans les bras. Il allait la héler, quand il se demanda ce qu’il pourrait bien lui dire. C’était la première fois qu’il rencontrait une fille comme ça. Les seules discussions un peu plus poussées que « salut » ou « euh » qu’il avait eu avec des femmes, autres que sa mère, c’était avec des Klinglonnes ou des Minbaris lors de diverses conventions. Sa mère… Oui, elle seule pouvait l’aider, mais comment la contacter ? Peut-être que s’il retournait à l’Université Invisible avec les morceaux de son téléphone portable, il pourrait à nouveau la joindre.

Jimmy revint au Tambour Rafistolé au pas de course. Tous les clients se retournèrent sur lui quand il déboucha essoufflé dans la taverne. Il ne s’arrêta pas et fila dans sa chambre. Il mit quelques minutes avant de mettre la main sur tous les débris de son téléphone. Il fouilla encore un peu afin de trouver, parmi les nombreux objets plus ou moins bizarroïdes accumulés, une petite bourse en peau de rat. Une fois les débris rassemblés dans le sac et celui-ci glissé dans l’une des poches de sa veste, il redescendit dans la salle principale. Arrivé au pied des escaliers, il scruta les occupants de la pièce. Il vit bien quelques uns de ses auditeurs réguliers, mais pas les deux personnes qu’il recherchait.

Le jeune homme quitta l’auberge et se dirigea vers l’Université Invisible. Arrivé à la place Sator, il observa la foule. Il avisa des mages, mais pas ceux qu’il espérait. Ceux-la n’avaient ni l’allure dégingandée, ni le mot « MAJE » inscrit sur leur chapeau et ressemblaient encore moins à un tas de serpillières orangées. Jimmy accosta un des mages qu’il avait déjà croisé lors de sa visite de l’Université.

– Euh… excusez-moi, monsieur…

Humm ! Vous êtes qui, vous ?

– Moi, c’est Jimmy Snockman, monsieur le mage. On s’est rencontré une fois déjà.

– Ah oui, vous êtes le type avec le petit démon dans la drôle de boite.

– Euh, oui. On peut dire ça, monsieur Les Runes. Je cherche Rincevent et le bibliothécaire. Vous ne sauriez pas où ils se trouvent ?

– Qu’est-ce que vous voulez que j’en sache moi ?

– Euh, je sais pas.

– Allez voir du côté du Tambour Rafistolé.

– J’en viens, et ils n’y sont pas.

– Ah ! Vous voyez !

Les yeux hagards, Jimmy vit le mage s’éloigner tranquillement comme si de rien n’était. Déçu, il regarda les portes fermées de l’université. Là, il eut la surprise de voir apparaître Rincevent. Il s’élança vers celui-ci.

Le mage fit un bond en arrière en entendant quelqu’un courir dans sa direction. Fidèle à ses préceptes, même à Ankh-Morpork[4], ses pieds commencèrent à accélérer le mouvement pour atteindre l’allure de fuite quand il comprit que ce n’était que Snockman qui l’appelait. Il faillit poursuivre sa course, mais se ravisa finalement.

– Ah, Snockman, bonjour ! Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? demanda-t-il sur le ton le plus dégagé qu’il pouvait, tandis que Jimmy essayait désespérément de reprendre son souffle.

– Euh… Tu pourrais m’introduire dans l’Université, steplaît ? C’est pour téléphoner à ma mère, tu sais dans ce petit boîtier que j’utilisais la dernière fois, la fois où je me suis changé en grenouille, c’est pour demander des conseils à propos d’une fille, j’t’aurais bien demandé à toi mais je savais pas si les mages, c’était comme les prêtres et…

– Holà, holà, du calme, petit ! Je ne sais pas si je peux encore te faire entrer… coupa Rincevent en se rengorgeant. La dernière fois, tu nous as quand même mis un sacré bordel !

– Ah. Et ça change de d’habitude ?

– Euh… en fait, non. Bon, allez, suis-moi.

Tout guilleret, Jimmy se mit à la suite du mage, qui venait de faire demi-tour pour pénétrer à nouveau dans l’auguste bâtiment.

Dès qu’ils eurent passé les portes, la petite bourse que le jeune homme tenait dans la main se mit à grésiller, galvanisée par la magie qui courait dans les murs. Il s’arrêta donc dans la cours et déballa le contenu du sac à même le sol. Le tout se déversa avec fracas.

– Bon, voyons voir… réfléchit Snockman tandis que Rincevent, peu rassuré, contemplait le fouillis avec circonspection.

– Euh… j’crois que je vais te laisser… le bibliothécaire m’attend pour faire l’inventaire de la bibliothèque !

Jimmy leva un sourcil surpris.

– Vous comptez faire l’inventaire de toute la bibliothèque ? Mais ça va vous prendre des semaines !

– Ben oui. C’est d’ailleurs pour ça que je ne dois pas traîner !

A peine avait-il dit ces mots qu’il traversa la cours et fila à l’intérieur du bâtiment, ne laissant même pas le temps au jeune homme de rétorquer quelque chose.

– Pourquoi les gens d’ici ont-ils peur d’un bête téléphone ? se demanda-t-il à voix haute tout en rassemblant les pièces de son mobile.

Jimmy avait tout étalé sur un coin du sol dans une pièce. Il regardait pensivement celles-ci en se demandant comment procéder. Peut-être, se dit-il, en composant simplement le numéro. Il appuya sur les touches éparses de son appareil et tendit l’oreille. Il eut comme réponse une voix enregistrée lui signalant que ce numéro n’était pas attribué. Le jeune était très surpris, car il connaissait par cœur le numéro de sa mère. Il retenta une seconde fois, puis une troisième et arrivé à la quinzième fois, il se dit qu’il devait manquer quelque chose… Le préfixe international ! Voila ce qu’il avait oublié ! Il se creusa la cervelle pour s’en rappeler et composa le numéro. Finalement, il entendit la sonnerie caractéristique du téléphone.

– Allo, fit la voix qui décrocha.

– Allo maman, c’est Jimmy.

– Ah ! Mon bébé ! Comment vas-tu ?

– Euh… bien maman.

– Et tu t’amuses bien là-bas ?

– Euh… oui. Dis mam…

– Il fait beau ?

– Euh… oui.

– Et c’est quelle ville déjà ?

Ankh-Morpork, maman. C’est sur le Disque-Monde.

C’est pas trop mal fréquenté au moins ?

– Euh… c’est comme partout, maman. Mais si je t’appelle…

– Tu sais que je n’aime pas que tu traînes avec des sacripants, mon bébé.

– Euh… oui, maman. J’ai une question à te poser…

– Et tu rentres quand, mon petit ?

– Euh… je ne sais pas.

– Tu vas rater ton festival, tu sais. C’est la semaine prochaine.

– Mon festival ? Quel festival, maman ?

– Tu sais, celui ou tu vas tous les ans déguisé en bonhomme avec des oreilles en pointes.

– Oh, oui. La Starfleet International Conference ! Je l’avais oublié avec tout ça. Mais je ne pourrais pas y aller, maman.

– Oh… toi qui te faisais une fête à chaque fois.

– Oui, maman. J’ai rencontré une fille, dit Jimmy à toute vitesse pour empêcher sa mère de le couper une nouvelle fois.

– Oh !

– Elle est vraiment très belle, mais je ne sais pas quoi lui dire.

– Elle est sérieuse au moins ?

– Euh… oui, je pense. Elle est couturière !

– Elle a un métier, c’est déjà ça. Elle est pas trop vieille au moins ?

– Non, maman. Mais de quoi je peux parler avec elle ?

– De choses qui l’intéresse.

– Euh… de couture ?

– Pourquoi pas.

Pouuetttt pouueeetttttt !!!!

– Je dois te quitter maman, cria Jimmy en direction des morceaux de son téléphone tout en plongeant le long du mur le plus proche.

Il venait à peine d’atterrir sur le sol qu’un bolide lui passa au ras des jambes, manquant de peu de le couper en deux.

– Bonjour Doyen ! cria le jeune homme au fauteuil roulant.

Jimmy se releva et ramassa les morceaux de son appareil éparpillés par la bourrasque sur roues. Peu après, un groupe de mages déboucha à son tour. Jimmy reconnut au premier coup d’œil l’Archichancelier accompagné du Titulaire de la Chaire des Études Indéfinies, de L’Économe et d’un jeune mage. Ridculle fut le premier à réagir, comme le bon chasseur qu’il était,  il sauta sur sa proie.

– Ah ! Ah ! Je vous tiens !

Jimmy hurla, surpris par la vitesse du gros mage. Il lâcha sa petite bourse lorsque Munstum le piégea entre ses bras.

– Ah ! Ah ! fit l’Archichancelier, je tiens le coupable ! Le voleur de sauce wow-wow !

– Euh, fit le jeune mage. Je ne pense pas que ce soit lui, monsieur.

– Et la bourse alors, Cogite ? répliqua Ridculle.

– Euh… je crois que c’est l’ami de Rincevent.

– Et alors ? Il a bien rencontré plein de démons, dit Munstrum en haussant les épaules, entraînant sa prise dans le mouvement.

– Et du Bibliothécaire aussi, enchaîna le jeune homme.

– Ah. Bon, oui. Je savais que ce n’était pas lui, répondit l’Archichancelier en lâchant Jimmy.

– Et je ne pense pas que la peau de la bourse aurait pu résister à la sauce wow-wow, poursuivit Cogite.

– J’allais le dire, mon petit Stibon. Bon, qu’est-ce que vous faites là… euh… Machin ?

– Jimmy monsieur, dit Snockman. Je suis venu voir Rincevent, mais il est occupé à la bibliothèque. Pour faire l’inventaire.

– Vous n’avez donc plus rien à faire ici alors ?

– Euh non. J’allais partir d’ailleurs.

– Parfait, enchaîna Munstrum. Ah ! Et si vous croisez le voleur de sauce wow-wow, faites-le moi savoir.

– Je le reconnaîtrais comment monsieur ? questionna Jimmy.

– Il devrait avoir des trous dans sa tenue, répondit le Titulaire de la Chaire des Études Indéfinies.

– Un peu comme ceux sur la tunique de l’Archichancelier ? risqua le jeune homme.

Tout le monde tourna la tête vers Ridculle qui baissa la sienne sur sa tenue. Il eut la surprise de découvrir effectivement la présence d’un trou dans celle-ci.

– Qui a fait ça ? hurla Munstrum. Il n’était pas là ce matin ce trou !

– Euh… fit Cogite. Ça ressemble effectivement à un trou de sauce wow-wow. Ça ne pique pas ?

– C’est vrai que j’ai un peu chaud, répondit l’Archichancelier en se tapotant le corps à la recherche de quelque chose. Ah ! fit-il en glissant la main dans l’une des nombreuses poches de sa tunique.

Il en ressortit un petit flacon qu’il dévissa prudemment pendant que les mages autour reculaient de quelques pas. Il trempa son gros petit doigt dedans et le porta à sa bouche. Tous eurent à ce moment une moue dégoûtée.

– Oui, c’est bien la sauce wow-wow. Merci, mon petit. Un étudiant aura voulu me faire une farce et l’aura caché là.

– Si vous le dites, répondit Stibon avec une moue dubitative.

– Au fait, mon petit Cogite, annulez la requête au Patricien. Elle est inutile maintenant. Bon, il doit être l’heure de passer à table.

Sur ces mots, la petite troupe prit la direction du réfectoire, laissant seul Jimmy.

 

*

 

Allongé sur son lit, Snockman regardait pensivement le plafond. Les taches de gras, d’humidité et les restes d’insectes dansaient devant ses yeux. Petit à petit, le tout se transforma en un visage. Un joli nez en trompette apparu en premier. Puis ce fut le tour ce deux magnifiques yeux en amande surmontés de fins sourcils. Ensuite, une bouche sensuelle agrémentée d’un grain de beauté sous la lèvre inférieure illumina l’esprit de Jimmy d’un sourire. Une sublime chevelure châtain vint compléter le tableau.

Le jeune homme réalisa à cet instant qu’il ne s’était encore jamais souvenu des traits d’une femme avec une telle précision. Elle était la première à l’obnubiler comme ça, à être présente dans chacune ou presque de ses pensées. Il se redressa d’un coup sur son lit, surpris, presque effrayé par ces nouveaux sentiments. Il se demanda si c’était cela, l’amour, et avec qui il pourrait en discuter. Son seul véritable ami sur ce monde était mort, et ce n’était pas un orang-outang ou un mage apeuré qui pourraient l’aider sur de tels sentiments. Sa mère ? Il avait essayé, et elle avait plus parlé d’autre chose que de ce qui aurait pu l’intéresser. Ou peut-être ? Que lui avait-elle dit ? Ah, oui. De s’intéresser à ses activités. Mais que connaissait-il d’elle, à part son métier, couturière ?

Jimmy se rallongea sur le dos, les bras croisés sous la tête. Il se remémorait la conversation qu’il avait eu avec sa mère pour y dénicher des indices cachés, comme il le faisait avant sur Terre en regardant dix, vingt, cinquante fois les mêmes films. Mal fréquenté, festival, belle, oreilles pointues, couture, déguisés, sacripants…

« Mais oui ! » cria Jimmy en se redressant brusquement. Il savait ce qu’il devait faire ! C’était si simple. Ça risquait de prendre du temps, mais ça l’occuperait et devrait lui permettre d’approcher à nouveau Clara.

 

*

 

Comme à son habitude, Hibiscus Ormebrun triait la poubelle pour débusquer ce qui était réutilisable et ce qui ne l’était pas. Il sortit du sac un vieux morceau de bœuf complètement rongé et estima qu’en le renflouant avec un peu de viande de rat, il ferait une « entrecôte du chef » de choix pour de futurs clients. Il le laissa de côté, et partit à la recherche d’un autre menu. À cet instant, Jimmy apparut à ses côtés.

– Ah, Snockman ! Ça tombe bien, j’ai besoin de vous. À votre avis, est-ce que vous serez capable d’utiliser ce reste de légumes avariés pour concocter une soupe ?

Le jeune homme jeta un œil sur la mixture.

– Ben… En considérant que les asticots peuvent être pris pour du vermicelle, je veux bien essayer ! Euh… dites, m’sieur Ormebrun

– Excellent, excellent. Il va falloir que vous appreniez à votre chien à moins traîner autour de mes poubelles, il me fait perdre de l’argent !

– Oui, oui, pas de problème… je voudrais vous demander quelque chose…

– Pas une augmentation, au moins ? Parce que, vous savez, la conjoncture actuelle n’est pas très bonne, et avec le cours du rat qui augmente à cause de ces foutus nains, les temps sont durs et…

– Non, non, mon salaire me convient très bien !

Hubiscus parut soudain soulagé.

– Ah bon ? Et c’est pourquoi, alors, mon garçon ?

– Voilà… Est-ce que vous pourriez me prêter la salle pour organiser… un événement ?

– Un événement ? Quel genre d’événement ? demanda-t-il, méfiant.

– Eh bien, une sorte de… grande fête ! Ça vous ferait une sacrée pub, sans parler du nombre de boissons qui seraient consommées !

– Oh là , vous n’y pensez pas, Snockman ! J’ai bien assez à faire avec une à deux bagarres par soir ! Si un tas d’inconnus rappliquent en plus de mes habitués, il ne restera rien du Tambour le lendemain !

– Mais c’est pour la bonne cause ! supplia le jeune homme, en vain.

– Non, non, non ! Hors de question. J’ai mes vandales à moi, pas la peine d’aller m’en chercher d’autres. Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai encore une montagne de choses à faire. Si je vous donne un jour de congé par semaine, ce n’est pas pour que vous veniez traîner dans mes pattes.

Jimmy se détourna, dépité. Il était descendu tout guilleret, enchanté par l’idée qu’il venait d’avoir, et déjà, son enthousiasme retombait. Ce ne serait pas aussi simple qu’il se l’imaginait. Il sortit du Tambour, l’esprit bouillonnant. Une solution de secours, il lui fallait une solution de secours… L’Université Invisible !

Il dévala les rues à toute allure, espérant coincer Rincevent à nouveau. Ankh-Morpork avait beau être la plus grande ville du Disque-Monde, bizarrement, selon une loi de Murphy propre à cet univers[5], on y tombait toujours sur les personnes qu’on ne souhaitait pas rencontrer et jamais sur celles dont on avait besoin.

Et c’est pour cela qu’au lieu de croiser Rincevent, Jimmy rentra la tête la première dans le ventre d’une vieille connaissance.

Tions, tions, ma ch’qui que v’là-t-y po là ?

– Oh. Bonjour monsieur Roultabos ! Comment allez-vous, depuis le temps ? Je vois que vous avez un nouvel animal de compagnie ? Comment s’appelle-t-il ?

Les yeux du mastodonte rétrécirent tandis qu’il examinait Jimmy.

– C’io Junior, Ratyfer Junior. Un bin tiot rat, gentiau comme tout. Tiens, va s’dégordir les tiotes papattes

Harvey se baissa, figurant une montagne secouée par une avalanche. Le rat perché sur son épaule courut le long de son bras et atterrit à terre.

– Bon. M’t’nant, j’m’en va régler ton compte, m’gas, dit-il, une fois l’opération effectuée.

Ses doigts craquèrent, et Jimmy sentit le sang refluer de son visage. Il songea que c’était vraiment dommage qu’il n’ait pas pu faire plus ample connaissance avec Clara avant de quitter ce bas monde et ferma les yeux. Mais au lieu d’éprouver la douleur des poings de Roultabos sur son corps, il entendit un « iiiiik ! » strident, suivi par un concert d’aboiement, et par une bordée de jurons qui auraient fait rougir un charretier.

Ratyfer ! Ratyfer ! R’viens ichi ! R’viens vouèr papa ! Toué, chale cabot, laiche min Ratyfer tranquille !

Snockman ouvrit les yeux, pour constater que le colosse s’était détourné de lui et courait après un chien, lequel se révélait être Gaspode, qui lui-même courait après un rat, qui détalait sur la chaussée.

Réalisant à quel point la situation lui était avantageuse, il profita de ce répit pour filer par une rue adjacente. Après avoir couru sur un bon kilomètre, il estima que le danger était passé et s’arrêta, essoufflé. Il ne doutait pas que Gaspode avait sciemment provoqué le rat afin de lui sauver la mise et s’en savait gré au bâtard. Il se promit de le remercier plus tard, espérant qu’Harvey Roultabos ne l’avait pas amoché. Mais il n’était pas vraiment inquiet, Gaspode s’était déjà sorti de situations bien plus périlleuses. Il examina les alentours, et constata qu’il avait débouché sur la place Sator et que Rincevent et le Bibliothécaire devisaient à quelques pas de là.

Il se félicita d’une telle chance et s’approcha des deux mages.

– Encore toi ? s’écria Rincevent en le voyant apparaître.

– Euh, oui, j’ai encore une chose à vous demander !

Le mage leva les yeux au ciel. 

– Si c’est pour consulter un livre sur les sorts à caractère libidineux à la bibliothèque ou aller souhaiter son anniversaire au Patricien, je te préviens, c’est NON ! « Capiche »[6] ?

– Euh... non, non, rassures-toi. Ça veut dire quoi, « libidineux » ?

Rincevent roula des yeux, et c’est le bibliothécaire qui le renseigna obligeamment.

Oook oook eeeeek !

– Ah... d’accord, répondit Snockman en rougissant violemment. Non, en fait...

Il s’approcha des deux mages et s’entretint quelques instants en secret avec eux[7]. Au bout de quelques chuchotis, le mage se redressa.

– Non, non, non et non ! De toute façon, l’Archichancelier ne voudra jamais. Le propre des mages, c’est de se faire inviter partout ailleurs que dans l’Université Invisible ! (Et de s’incruster même quand ils ne sont pas invités, omit-il d’ajouter.) A quoi ça rimerait si c’était les autres qui s’invitaient chez nous ? Ce serait le monde à l’envers !

– Bon, bon ! Dans ce cas, je n’ai plus qu’à aller voir le Patricien pour qu’il m’accorde une salle, soupira Snockman, nez baissé.

Il releva la tête et constata que Rincevent n’était plus là. A sa place, un nuage de poussières retombait doucement au sol.

– Tiens, je ne savais pas que les mages savaient se téléporter, commenta Jimmy.

Oook, oook ! répliqua le bibliothécaire[8].

Jimmy baissa le regard vers lui.

  Et toi, ça te tente de m’accompagner ? fit-il avec un grand sourire.

Eeeek, rétorqua l’anthropoïde en montrant ses dents coupantes comme des rasoirs.

– Oh, bien, je disais ça comme ça !

Jimmy poussa un soupir et se détourna. Bien. Il n’avait plus qu’à se rendre au Palais du Patricien et à lui faire part de sa requête. Un jeu d’enfant. Après tout, il était un ambassadeur, et on ne refusait rien à un ambassadeur. Enfin, il lui semblait. Du moins était-ce le cas sur Terre. Le Disque-Monde ne devait pas déroger à cette règle.

...

Si ?

 

*

 

– Tiens, mais c’est le jeune Snockman ! Qu’est-ce que vous faites là ? Le Patricien vous a convoqué ? Vous n’avez pas fait de bêtises, j’espère ?

L’homme qui venait de dire ces mots n’était autre que Vimaire qui s’était arrêté à mi hauteur des marches du Palais pour s’allumer un cigare.

– No... non. En réalité, je viens lui demander quelque chose...

– Oh. Je ne suis pas sûr que ce soit le bon moment, jeune homme. Je viens de lui remettre le bilan budgétaire annuel du guet, et son humeur n’est pas des plus réceptive. L’agent Chiques a la fâcheuse manie de confondre la caisse du guet avec son compte en banque !

– Il a un compte en banque ?

– Si vous considérez que le Disque-Monde est une immense banque dans laquelle l’argent circule librement, selon lui, oui.

– Oh. Mais c’est urgent, je dois vraiment le voir tout de suite !

– Qui ça ? Chicard ?

– Non, le Patricien !

– Bah je n’ai plus qu’à vous souhaiter bonne chance, mon garçon. Vous êtes sûr que vous ne préférez pas voir Chicard ? Sa compagnie n’est pas vraiment ce qu’on fait de mieux, mais c’est tout de même moins dangereux. Sauf pour vos liquidités, évidemment.

Sur ces bonnes paroles, Samuel Vimaire s’éloigna, non sans avoir adressé un dernier signe à Jimmy. Ce dernier déglutit. Il s’accrochait désespérément à l’image de Clara, convaincu que c’était pour elle qu’il faisait ça. Pris d’un sursaut de courage, il gravit lentement les marches.

Il hésita quelques secondes devant les imposantes portes, puis se décida à la passer. Il salua au passage les gardes qui lui jetèrent un regard méprisant. Arrivé devant le bureau du secrétaire, Jimmy douta à nouveau, allait-il prendre le risque de rencontrer le patricien, si celui-ci était dans de mauvaises conditions ? Ou allait-il repasser un autre jour en espérant que ce soit le bon ?

Que diable ! N’était-il pas un fier ambassadeur, représentant la Terre ? Il n’allait pas se laisser effrayer par les états d’âme de qui que ce soit.

Après une bonne inspiration, Jimmy approcha le secrétaire.

« Je dois voir le patricien immédiatement » dit-il d’une traite.

Rien, aucune réaction. L’homme derrière le bureau ne semblait pas se rendre compte de la présence de Jimmy. Les secondes, puis les minutes s’écoulèrent et il ne réagissait toujours pas. Jimmy retenta :

« Heu… pardon… scusez-moi… »

A nouveau une attente. L’homme, occupé à couvrir de symboles divers des feuilles, ne bronchait toujours pas. Jimmy passa sa main devant les yeux de celui-ci. Il n’y eut aucune réaction, l’homme continuant son travail comme si de rien n’était. Jimmy se demanda comment il allait faire pour attirer l’attention du personnage. Après quelques instants de réflexion, il en était arrivé à un point où il se demandait ce qu’il avait bien pu avoir oublié. Ça ne pouvait être ça, quand même… Quoiqu’il ait vu des choses bien plus bizarres depuis son arrivée sur le Disque-Monde. Il pouvait toujours essayer, ça ne risquait rien.

Jimmy ressortit de la pièce et s’arrêta devant la porte. Il avança sa main, hésita un peu et frappa à la porte. L’homme leva instantanément la tête.

– Oui ? Bonjour, que puis-je faire pour vous ?

– Heu… je voudrais voir le patricien, s’il vous plait.

– Vous avez rendez-vous ?

– Non. Mais c’est important.

– Vous savez, le patricien est quelqu’un de très important et très occupé. D’ailleurs en ce moment même, il est avec le chef du guet.

– Non.

– Non ?

– Non. Je viens de croiser le capitaine Vimaire en arrivant ici.

– Ah. Ça n’empêche pas que le patricien soit très occupé.

– Oui, mais vous pouvez aller lui dire que Jimmy Snockman, ambassadeur de la Terre désire le rencontrer. Je suis sûr qu’il trouvera un moment.

– Je peux essayer, dit le secrétaire en se levant. Veuillez attendre ici pendant que je me renseigne.

Jimmy s’était lui-même ébahi. Il ne se serait jamais cru capable de faire une telle chose, il y a encore peu de temps. Quand l’homme revint, Jimmy était installé, affalé plutôt, sur une chaise. Lorsqu’il vit qu’un garde accompagnait le secrétaire, il se releva d’un bond et manqua de tomber par la même occasion. Ce fut le secrétaire qui parla en premier.

– Vous pouvez suivre ce garde, monsieur Snockman. Il va vous guider auprès du patricien.

– Merci, fit obligeamment Jimmy qui avait réussi à se remettre d’aplomb.

 

Passer le secrétaire avait été une chose facile, se dit le jeune homme. Il ne devrait guère être plus difficile d’obtenir de la part de Veterini ce qu’il voulait. Il allait simplement devoir user encore un peu de son pouvoir de persuasion. Allait-il attaquer directement, ou bien valait-il mieux user de compliments afin de flatter son ego ?

Il en était encore à ce stade de ses questions, quand le garde ouvrit une porte et lui dit que le patricien l’attendait derrière. Jimmy s’arrêta, prit une grande inspiration et entra franchement dans la pièce en ouvrant grand les bras.

Veterini, mon ami. Quel plaisir de vous voir, dit-il d’une voix tonitruante.

Le patricien leva ses yeux de la pile de documents et fixa l’intrus. Ses yeux rétrécirent, perplexes. Il laissa un petit rictus se dessiner sur ses lèvres et décida de laisser le jeune se comporter comme il l’entendait. Il souhaitait voir jusqu’où celui-ci était capable d’aller.

– Monsieur Snockman. C’est effectivement un plaisir de vous voir et de quitter ainsi ces fastidieuses tâche, répondit-il en montrant d’un mouvement de la main les papiers entassés devant lui. Que me vaut l’honneur de votre visite ?

Jimmy se trouva surpris de la réaction du Premier Homme d’Ankh-Morpork. Certes il espérait faire une bonne impression en entrant de la sorte, mais il ne s’attendait pas à en faire une si bonne.

– Cette fois, c’est dans mon rôle d’ambassadeur de la Terre que je viens vous voir.

– Fort bien.

– Ne disposant pas malheureusement d’une ambassade, je me vois contraint de venir vous déranger pour…

– Je vous coupe de suite, il n’y a pas de bâtiments officiel qui se trouve être inutilisés. Je ne puis donc vous offrir une ambassade.

– Ce n’est pas pour cela, que je suis ici patricien. Non, c’est dans l’espoir que vous puissiez me prêter une grande salle.

– Et que souhaitez vous y faire ?

[…][9]

– Je peux peut-être vous fournir l’opéra, déclara Veterini pensivement, après quelques minutes d’âpres discussions. De toute façon, ça ne sera jamais pire que ce qu’il s’y produit actuellement.  A quelle date souhaitez vous organiser tout cela ?

– Heu… Dans un mois. Oui, dans un mois, c’est suffisant je pense.

– Très bien, je vais faire prévenir le directeur de l’opéra de tout mettre à votre disposition pour cette date.

– Je vous remercie patricien. Je ne voudrais pas vous déranger plus longtemps.

A peine Jimmy avait-il finit sa phrase qu’il quittait déjà le bureau. Il sortit d’un pas nerveux du palais. Arrivé en bas des marches, il s’adossa à l’une des sculptures et s’effondra par terre, secoué de soubresauts nerveux.

Jamais, au grand jamais, il ne se serait cru capable d’une telle chose. Il avait parlé d’égal à égal avec l’homme le plus puissant de la ville, voir du Disque-Monde. Il s’était senti bizarre dans le bureau, comme si une autre personne s’était emparée de son corps…

 

*

 

Ailleurs, au sein de Dunmanifestine, la magnifique demeure des dieux juchée au sommet du mont Cori Celesti, un petit dieu tout gris, haut de quelques pouces seulement, réapparut aux côtés d’un congénère guère plus grand que lui.

– Et voila.

Ce dernier haussa les épaules.

– Oui, et alors ? N’importe quel autre dieu peut contrôler un de ses disciples à distance, sans forcément avoir besoin d’aller prendre possession de son corps.

Offler, dieu crocodile, assis à quelque distance de là, sirotait tranquille un verre. Il se tourna vers Io l’aveugle installé à côté de lui et déclara :

« Ze crois qu’il va zalloir garder un zoeil sur lui. »

Io se contenta pour toute réponse de hocher la tête.

 

*

 

Un mois, c’était à la fois long, mais court, se dit Jimmy. Il n’y avait pas de temps à perdre. Par quoi allait-il commencer ? Faire de la publicité ? Non, s’il avait eu cette idée, c’était pour revoir la magnifique Clara, c’était par elle qu’il devait commencer. Par contre, il ne savait pas où elle habitait, et s’il avait eu la chance une fois de la revoir sur le port, il n’était pas sûr que cette chance se reproduise. Il lui fallait maintenant se procurer son adresse, et il ne savait guère vers qui se tourner. Il réfléchit une seconde, puis la lumière se fit dans son esprit. Mais, oui ! Carotte, lui qui connaissait tous les habitants d’Ankh-Morpork par leur nom ! Il allait pouvoir l’aider !

 

*

 

Lorsqu’il pénétra dans l’enceinte renfermée du guet, de nombreux souvenirs rejaillirent en lui. Il salua aimablement le sergent Fred Côlon qui frottait son uniforme pour en enlever la crasse apparente et le caporal Chicques, occupé quant à lui à se curer les ongles de pieds[10]. Ils lui répondirent comme s’il avait été l’un des leurs. Ce qui, l’espace de quelques jours, avait été d’ailleurs le cas.

Puis Snockman se dirigea vers le bureau de Carotte, posé dans un coin de la pièce. Ce dernier ne l’avait pas vu, trop occupé à trier des papiers qui semblaient de la première importance. Jimmy toussa, ce qui fit lever la tête du grand échalas roux.

— Oh ! Jimmy ! Comment vas-tu ?  Désolé, j’étais en train de mettre un peu d’ordre dans les plaintes pour agressions. Madame Gropied, de la rue de la Moufette, s’est encore plainte de s’être faite chahutée par le gros Monsieur Tompouce, son voisin. Il va falloir mettre ça au clair...

— Pas besoin ! intervint la voix de Chicard. Tout l’monde sait qu’elle rechigne pas à lui ouvrir sa porte tous les soirs... Pas la peine de crier au viol après ! J’vous jure, des fois...

— Hum, ce n’est pas une raison. Le guet est là pour veiller sur la sécurité des habitants de cette ville. Caporal Chicques, sergent Côlon, le Capitaine m’a demandé de vous dire d’aller voir ça de plus près. Que puis-je faire pour toi, Jimmy ?

La figure du jeune homme passa du teint blanchâtre qui le caractérisait d’ordinaire à un rouge écarlate.

— Euh... Je voudrais... En fait... J’aimerais beaucoup...

— Oui ? l’encouragea Carotte avec un signe de tête.

Les joues en feu, il continua :

— C’est à propos d’une jeune fille... que j’ai rencontré... sur le port.

Un ricanement de la part de Chicard contribua un peu plus à déstabiliser Jimmy. Tout le monde savait quel genre de « filles » on rencontrait sur le port... Un mot bref de Carotte coupa court aux moqueries.

— Ce n’est pas une couturière ! lança précipitamment Snockman, réalisant l’allusion. Enfin, à la réflexion, si, c’en est une. Enfin, euh, pas une comme vous le pensez ! (Il reprit son souffle, essayant de ne pas tourner la tête vers Chicard et Côlon qui lui lançaient des coups d’œil goguenard.) En fait, c’en est une vrai, avec des aiguilles et tout et tout ! Elle s’appelle Clara et... je me suis dit que... tu saurais peut-être où elle habite – c’est pour du travail, hein !

— Oh oui ! Je la connais. Elle s’appelle Clara Buisson, elle loge chez Madame Gudulle, dans la rue de l’Hippopotame Chétif.

— Madame Gudulle ? La vieille folle qui se promène toujours avec son dentier en os de Yak au bout d’une laisse ? laissa tomber Fred Côlon.

— Elle est venue de Sto Lat il y a de ça quelques mois, continua Carotte sans prêter attention aux propos du sergent Côlon. Une très gentille fille, vraiment charmante. Son logement est à deux pas d’ici. Tu veux que je t’accompagne pour te la présenter ? Quel genre de travail as-tu à lui proposer ?

— Oh, euh... des travaux de couture, déclara bêtement Jimmy en rougissant plus qu’il n’était encore possible.

Chicques et Côlon hochèrent la tête d’un air entendu, mais Carotte se leva sans rien dire, s’empara de sa veste et sortit, enjoignant Jimmy à le suivre. Ce dernier ne se fit pas prier.

 

*

 

Enfin, ils y étaient. La maison, petite et étroite, se trouvait coincée entre deux gros bâtiments neufs, ce qui lui donnait l’allure d’une dent gâtée au beau milieu d’une mâchoire impeccable. Malgré tout, Snockman constata qu’elle ne manquait pas de charme. Mais tout ce que côtoyait Clara ne pouvait être que magnifique. Carotte frappa deux fois. La seconde fois, la porte s’ouvrit sur une petite chose grise et rabougrie qui mâchonna quelque chose entre ses lèvres ridées et dépourvues de dents.

— Oh, bonjour Madame Gudulle ! répondit aimablement Carotte. Comment allez-vous aujourd’hui ? Et comment se porte André ?

Snockman tiqua sur ce dernier nom. André ? Qui était cet André ? Un autre locataire ? La vieille dame grommela encore quelque chose.

— En réalité, nous sommes là pour Clara. Nous avons du travail pour elle.

Grommellements, de nouveau. La porte s’ouvrit en plus grand, et les deux hommes s’engagèrent dans l’atmosphère étouffante d’un vestibule poussiéreux.

En entrant, Jimmy s’approcha de l’oreille de Carotte et lui souffla avec jalousie :

— Qui est André, au juste ?

— Son dentier, répondit Carotte en désignant l’objet qui traînait à terre, au bout d’une laisse.

— Oh.

A cet instant, il se figea, ébahi devant la merveilleuse vision qui venait d’apparaître en haut de l’escalier.

— Oui ? C’est pour quoi ? demanda Clara en descendant allègrement. Bonjour Carotte !

Elle gratifia l’agent du guet d’un baiser sur la joue qui fit monter en Jimmy une vague de convoitise. Cependant, alors qu’elle se tournait vers lui, rayonnante dans des habits pourtant un peu élimés et brunâtres, il réalisa que tous les mots qu’il avait appris depuis sa petite enfance s’étaient réfugiés au fond de son estomac et refusaient d’en sortir.

— Tiens, je vous connais, vous ! s’exclama-t-elle joyeusement. Vous êtes le preux chevalier qui m’a sauvée d’un importun, ce matin ! Carotte, cet homme est un héros, continua-t-elle gravement en le désignant du doigt.

Aeurglll[11], répondit Snockman.

— Bien ! Donc les présentations seront inutiles, au final. Jimmy, tu ne m’avais pas dit que tu connaissais déjà la demoiselle !

Gaaaargll.

— Jimmy ?

Une intense réflexion s’engagea à cet instant dans les rouages mystérieux du cerveau du jeune homme. D’une, même si la présence de Clara à ses côtés lui octroyait des bouffées de chaleur, il serait tout de même malvenu de s’évanouir ici même. De deux, s’il ne parlait pas dans les secondes qui suivaient, il risquait de paraître totalement stupide aux yeux de la belle, ce qui n’entrait pas précisément dans ses plans. Il prit une inspiration et se lança.

­­­— Jevoulaisjustevousvoirpourvousdemandezsivouspouviezfairedestravauxdecouturepourmoijevouspayeraibiensûrmaissivousnevoulezpascestpasgravejemenvaiscontentdevousavoirrevuaurevoir !

­— Des travaux de couture ! Ce serait avec joie ! Je suis un peu désoeuvrée en ce moment. Et puis, pas la peine de me rétribuer, je vous dois bien ça.

Elle esquissa un sourire mutin et posa sa douce main sur le bras de Jimmy, qui en frissonna de plaisir. Il respira profondément, une fois, deux fois, les yeux fermés, et laissa le temps à la nouvelle information de gravir jusqu’à son crâne. Elle avait accepté. Elle avait accepté. Elle avait accepté ! Il ouvrit subitement les yeux, comprenant enfin ce que cela signifiait.

— Alors, quel est ce travail, exactement ? continua Clara.

— Euh, c-ce se-serait po-pour d-des co-co-co-co-stumes... bredouilla maladroitement Snockman.

— Ah bon ? Et des costumes de quoi ?

Le jeune homme jeta un regard vers Carotte, se demandant s’il fallait le mettre dans la confidence. Bah, après tout, l’agent du guet pourrait lui être d’un grand secours dans l’organisation de tout ça. Sur le point d’expliquer toute l’affaire, il fut interrompu par Clara.

— Oh, mais ne restons pas là ! Allons dans le salon, nous serons mieux pour bavarder ! proposa-t-elle avec un sourire.

Carotte acquiesça tandis que Jimmy se contenta de marmonner quelques mots inintelligibles.

 

A suivre...



[1] Non, non, ceci n’est pas une métaphore pour désigner un quelconque brouillard. Cela désigne juste précisément la consistance du fleuve.

[2] Avec une coque qui résiste de préférence aux attaques acides.

[3] Vous avez déjà essayé, vous, de récurer un comptoir en bois avec du frottis ? Eh bien, je peux vous garantir, pour l’avoir testé, qu’il ne reste pas grand-chose du meuble. Et je ne vous parle pas de la perte financière dû à l’utilisation de l’alcool au lieu de « l’eau » de l’Ankh pour nettoyer.

[4] Et encore plus à Ankh-Morpork.

[5] Mais il faut dire aussi que la magie qui baigne le Disque-Monde donne, pour on ne sait quelle raison, la part belle à toutes les lois de Murphy possibles et imaginables. La magie aime bien rigoler un bon coup, des fois.

[6] « Capiche », qui signifie en Kirmien du sud « t’as intérêt à comprendre vite fait si tu ne veux pas terminer en brochettes sauce wow-wow pour les lions. Bien relevée la sauce wow-wow. »

[7] Oui, ami lecteur, à cet endroit tu auras certainement remarqué que l’on te cache subtilement l’idée de Jimmy. Si tu crois qu’on va te dire ce que c’est, tu te fourres le gros orteil dans le popotin. Que ceux qui ont deviné ne soufflent pas aux autres, merci.

[8] Littéralement « nan, c’est une spécialité de Rincevent, ça. Certains mots fonctionnent comme des formules magiques, chez lui. Je te parie qu’à cet instant il se trouve déjà en sécurité dans l’Université. »

[9] Et non, cher lecteur. Tu ne sauras pas encore la raison de tout cela. Plus tard peut-être.

[10] Beurk.

[11] Affligeant, n’est-ce pas ?